
Une organisation est avant tout un territoire où des hommes et des femmes vont sans cesse avoir à composer, négocier, s’adapter, faire, éprouver.
Chacun a une place attribuée en fonction de son métier, sa compétence, sa fonction, et doit vivre cette place et la faire vivre. Vivre veut dire que chacun est soumis aux aléas de ce qui s’y produit et aux multiples réactions des uns et des autres, des uns aux autres, y compris les siennes.
Une organisation, un collectif de travail peuvent être considérés comme un milieu et un environnement dans lesquels la vie s’exprime, se développe ou s’assèche. La finalité d’une bonne organisation lue sous l’angle de la vie n’est pas seulement l’atteinte des objectifs, mais le rapport adéquat et équilibré entre la réalisation de l’objectif, ce qui est réellement fait, et ce qui y est vécu.
Il y a de la vie humaine sur le territoire que sont le travail et l’organisation, les systèmes, et ceux qui les dirigent doivent la servir. Bruno Latour souligne qu’un territoire est « peuplé » et nous invite pour cela à changer de paradigme :
« Nous passons d’une analyse en terme de système de production en une analyse en terme de système d’engendrement » – Bruno Latour
La notion d’engendrement convient mieux à la vie en ce qu’elle sous-entend l’émergence d’interactions et de quelque chose de créatif, de dynamique pour les humains qui y participent. Il ne s’agit pas seulement de faire comme le ferait une machine, mais de vivre ce que nous faisons avec la force d’un pouvoir relationné, ajusté, parlé et capable de décider de ce qui convient vraiment en situation.
Penser vie et territoire conduit à reconnaître les multiples interdépendances et les effets d’impact des réactions, des émotions, des affects mais aussi de reconnaître qu’un territoire est fait de superposition, d’empiétement, d’attaches, d’ancrages, en autre terme d’interdépendances.
Rien n’est possible sans l’autre. Bruno Latour souligne qu’il s’agit de changer de paradigme. La question première n’est pas de savoir « dans quel monde je vis » mais « quel est le monde dont je dépends ». Dépendre oblige à reconnaître l’autre comme la condition de son propre succès et nous amène à penser et à se penser comme composite et alliage.
C’est un renversement décisif qui reconnecte chacun à tous, et au collectif.
Impact sur la notion de performance
Penser en termes de vie change la notion de performance.
Elle n’est plus seulement définie par l’achèvement de l’objectif réalisé, mais par les conditions qui permettent de le réaliser en y incluant le déterminant décisif de la fécondité concrète des multiples parties-prenantes.
L’enjeu est d’élargir les horizons de sens de nos organisations.
L’opérationnalité productive a toujours un peu la vue basse ce qui réduit considérablement la possibilité de maintenir nos systèmes et nos esprits ouverts. Le rôle de celui qui est en situation de responsabilité et d’influence sur ce qui se déroule dans son « périmètre de responsabilité» (dirigeant, manager, cadre) est de pister la vie.
La difficulté tient en ce que son rôle est lui-même soumis à des impératifs de productivité et de compliance au process. Nul n’échappe à la loi du genre d’avoir à faire respecter les process, avec parfois le sentiment qu’ils sont absurdes, inutiles, chronophages, abrutissants, délétères.
Il n’y a pas d’autres solutions que de revenir à l’essentiel et de cultiver le désir farouchement chevillé au corps et au cœur d’écouter comment tout cela est vécu. A l’image de celui qui se pose en affût, silencieux, immobile mais les sens en éveil pour rencontrer la vie sauvage qui habite la forêt ou de celle du navigateur qui concentre toute son expérience pour « sentir » les mouvements du bateau face au vent et à la mer, le dirigeant a à mener ce travail intérieur, cette posture (éthique) pour ne jamais perdre de vue que l’entreprise est d’abord fait du travail des hommes et des femmes qui y engagent leur énergie, leur mental, leur corps et plus encore leur espérance d’une vie convenable.
C’est un enjeu pour le dirigeant de réapprendre la sensibilité, l’émotion, l’affect, la relation pour penser l’organisation et le management.
Notre culture nous a appris à nous défier de l’intériorité pour valoriser la productivité et le résultat jusqu’à faire parfois de l’entreprise un monde sans vie. L’intériorité, ce chemin de soi à soi pour ne pas perdre sa part humaine est pourtant le chemin d’une performance d’avenir qui reconnecte le travail et l’entreprise à la vie.
Marc Grassin
Directeur et co-fondateur de l’Institut Vaugirard Humanités et Management.