Changer de regard et oser autrement le travail

Concilier la performance et la vulnérabilité ne semble de prime abord pas évident. Au-delà des discours autour de l’inclusion, de l’intégration, de l’accessibilité, le réflexe quasi naturel de réduire la performance à la seule composante économique conduit à renforcer les logiques d’exclusion des personnes catégorisées comme incapable ou en perte de capacité. C’est oublier que la performance économique dépend aussi de la performance relationnelle, organisationnelle et sociétale et qu’en la matière, l’inclusion de ce qui semble de manière a priori un frein à la performance peut être un levier de performance.  

Les résistances sont fortes mais le réel rattrape assez vite ceux et celles qui oublieraient que l’inadéquation supposée au standard de compétences du marché du travail nous guettent tous. La maladie, la sienne ou celle d’un proche, les crises de la vie subies, le fait d’être aidant (12 millions de personnes aidantes estimées en France), l’âge qui nous gagne nous amènent au constat que 80 % des actifs sont concernés par la vulnérabilité. Le normal de la vie des hommes et des femmes dans la vie sociale comme dans la vie au travail est une « capacité » et une « compétence » relative. Ce qui veut dire qu’il nous faut sans cesse adapter, négocier, recomposer nos pratiques et que la capacité (ce que nous appelons performance, efficacité, productivité) tient à la manière dont elle va être « assistée » et « accompagnée » collectivement.

La sémantique dans le monde du travail compte et est pour le moins paradoxale. Le vocabulaire de l’efficacité et de la capacité valorise la valeur de l’autonomie, de l’indépendance, de la motivation, de la réactivité, de la disponibilité, celui du management valorise celui de l’engagement collectif, de l’accompagnement. L’inclusion, terme consacré mais en soi stigmatisant, fait problème. Car il laisse entendre implicitement qu’un effort et un investissement importants sont nécessaires. Les études du Cercle Vulnérabilités et sociétés montrent qu’il est moins coûteux qu’il n’y parait et que la dynamique collective en sort plutôt gagnante.

Mais il faut pour cela changer de perspective et de regard. Il n’y a pas de réussite individuelle et collective sans repenser les relations de dépendance, de soutien et d’assistance. L’autonomie est un mythe qu’il faut déconstruire pour reconnaître que l’interdépendance est première. Le monde du travail se prive de la créativité lorsqu’elle exclut a priori la compétence de ceux et celles qui sont supposés différents parce que identifiés comme vulnérables. Mais nous le sommes tous et, non seulement cela ne nous prive pas de compétences, mais cela nous permet d’en avoir d’autres. Reconnaître la force, la compétence, la résilience de celles et ceux qui n’approchent pas les standards implicites crée de nouvelles relations et manières de faire. C’est un puissant levier de performance.

S’il faut adapter pour réussir l’inclusion et l’intégration de la diversité, un emploi du temps modifié, une ergonomie des postes, des modes de communications renouvelés, un management de proximité plus densifié, il faut mesurer l’effet d’impact que l’on gagne en termes de qualité de service aux clients, en cohésion et entraide au sein des équipes. La performance n’est pas toujours là où on la croit et où on l’attend. Nombreuses sont les initiatives en entreprise qui montrent qu’une fois les réticences premières dépassées, le handicap, la séniorité et tous les avatars de ce qui motivent les exclusions de la vie sociale du travail de certains, la productivité est au rendez-vous. A exclure, nous découvrons que c’est nous que nous excluons et que nous perdons une partie de ce qui fait la performance humaine et sociale du travail.

L’ambition d’une société inclusive est un défi aux préjugés. Ceux et celles qui sont exclus du marché du travail mènent un combat de titan. Et en la matière, les exclusions ont toujours un effet cumulatif et de double peine. Non seulement, il faut vivre avec sa différence dans un combat et un effort de tous les jours, mais il faut surtout lutter contre des systèmes qui ne vous ont pas prévus, contre la codification qui empêche, contre des personnes qui ne vous veulent pas, contre la mésestime qui guette. A entendre les parcours, les histoires se ressemblent toutes. L’exclusion tient moins à sa difficulté, son handicap, qu’aux réticences et obstacles des « bien-portants ».  Il est significatif aussi que l’intégration et l’inclusion réussies passent très souvent par la volonté décidée et farouche d’un dirigeant qui saura mettre tout le poids de son pouvoir pour impulser dans son entreprise cette ouverture et lever les freins pour oser l’autre.  Oser non pas « le petit truc en moins », mais « le petit truc en plus ». C’est bien là le défi. Voir et oser la compétence du différent et croire que c’est une chance pour l’entreprise, les équipes et pour chacun.

Marc Grassin
Directeur et co-fondateur de l’Institut Vaugirard Humanités et Management.

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